Au revoir, sacré lascar
Es-tu déjà venu ici ? Peut-être bien.
Peut-être pas. Ce qui est sûr, c'est que tu n'y viendras plus. Quoique. Ton
esprit est peut-être déjà là, qui flotte au-dessus des reflets irisés.
Je sens l'odeur du feu, le sable dans les ourlets
du pantalon. Tu joues debout parmi les tiens, l'œil brillant,
le torse bombé. La nuit a été longue et courte, pleine d'aventures déjà
terminées.
J'entends le ressac
et ton cœur qui bat. Tu caresses ses cheveux. Elle s'est endormie en travers de
toi. Tu n'oses pas bouger. C'est l'heure où les étoiles disparaissent une à
une. Tu te noies dans le ciel, essayant de les retenir toutes. Les braises
veillent mais personne ne le sait. Pour te réchauffer, tu chantes dans ta tête.
Tu joues, tu ris.
J'ai oublié l'avant
et l'après. Je n'ai gardé en mémoire que ce studio minuscule, cet évier
débordant de vaisselle et cet énorme phallus en céramique rose bonbon qui
trônait sur le comptoir derrière ton lit. Nous étions cinq, deux filles, deux
garçons et toi, astre solaire qui ne me quittait pas des yeux. J'étais debout,
éblouie par cette myriade de coupures de presse, papiers jaunis punaisés à même
le mur. Toute ta personne jubilait de voir ma mine ébahie. Les trois autres
avaient disparu de notre espace. Je regardais ces photos, je lisais ces
articles, je revivais tous ces instants comme si je les avais déjà vécus.
Partout ta tignasse et tes yeux fendus. Tu me regardais plonger dans ce passé.
Tu étais heureux qu'une jeune gazelle s'intéresse à un vieux briscard comme
toi.
Es-tu déjà venu
ici ? Connais-tu cette plage ? C'était la préférée de Brassens,
m'a-t-on dit. L'as-tu rencontré ? La guitare, la moustache qui frétille au
passage d'un jupon.
Ce soir, tes boucles
se sont envolées par-dessus les dunes. Elles dansent avec les étoiles et les
notes perdues. Cette musique qui ne vit qu'une fois et qui revit sans cesse.
Une vague apparaît,
disparaît, laissant la place à ses sœurs.
J'aime la mer, le
sable et le feu. Les guitares et les torses bombés. J'aime les nuits plus
belles que les jours. Au revoir Manitas.
Florence REY, Valréas
novembre 2014 - écrire à partir d'une photo
Reflet létal
Avais-je bien fait de revenir ?
Je ne saurais dire combien
d’années s’étaient écoulées. L’oubli. Essayer d’oublier en croyant fermement
que le temps ferait son œuvre.
Seulement les souvenirs
finissent toujours par vous rattraper. Vous ne savez pourquoi, un jour, alors
que le quotidien aurait dû vous conduire comme chaque matin à éplucher des
dossiers que ne désempilent jamais, sans vous prévenir, vos yeux fixés
sur le feu rouge se laissent happer par la longue chevelure d’or d’une fillette
qui traverse devant votre véhicule. Le souvenir vous rattrape alors, un
souvenir que vous pensiez suffisamment enfoui pour l’avoir à jamais oublié.
C’est ce qui m’est arrivé ce
matin de mars. Alors, allez comprendre pourquoi, j’ai bifurqué au premier croisement.
Je n’irai pas travailler ce matin.
J’ai parcouru plus de huit cents
kilomètres sans m’arrêter. Presque. Une seule petite halte pour le
ravitaillement en carburant. Mon seul compagnon de trajet a été l’image d’une
longue chevelure blonde qu’emmêlait avec malice l’espiègle Mistral. Allais-je seulement
retrouver le sentier où me ramenait mon souvenir ? Allais-je retrouver
l’embranchement du chemin ou la forêt l’avait-elle avalé pour en interdire à
jamais l’accès ? L’avait-elle
phagocyté pour que jamais ne resurgisse ce passé oublié ? Je ne saurais
dire si inconsciemment je l’espérais ou non, si à mon insu je n’échafaudais pas
une excuse pour renoncer. Stopper net. Rebrousser chemin. Après toutes ces
années, je ne reconnaîtrais certainement plus rien.
Je me suis surpris à constater
qu’il n’en était rien. Alors que j’approchais de l’embranchement,
l’environnement m’est apparu de plus en plus familier. Des détails même infimes
auxquels je n’avais jamais prêté attention trente ans auparavant, surgissaient,
se bousculaient, venaient se télescoper à la moindre de mes pensées.
J’approchais.
Noyé dans une végétation mal entretenue, du panneau indicateur « ferme Allecq » ne restait plus que le piquet de bois vermoulu qu’aucun automobiliste n’aurait deviné sans en connaître par avance l’existence. Sans prendre la peine de ralentir, j’ai viré sèchement pour m’engloutir dans la partie boisée du sentier, anéantissant d’un coup le piquet, en effaçant toute trace pour l’éternité. La voiture s’enfonçait à vive allure, chassant tantôt à gauche, tantôt à droite, sur un sol boueux que les pluies de la nuit avaient détrempé.
Il avait plu cette fin
d’après-midi. Il pleuvait même encore
quand j’abordais le sentier. Les feuilles trempées de pluie laissaient perler
d’énormes gouttes qui s’écrasaient en grand « ploc » sur le
pare-brise. J’évitai de justesse un
tronc couché en travers du chemin. « Il faudra que j’envisage sérieusement
de rendre le chemin plus praticable », pensais-je. J’avais ralenti et je
roulais plus prudemment. Les fortes pluies de la veille qui s’étaient abattues
sur un sol gorgé d’eau avaient transformé le chemin en patinoire de boue. Je
risquais le dérapage incontrôlé ou l’enlisement à chaque ornière.
Des gouttes de sueur perlaient de mon front, de mes tempes. La peur ? Je ne savais ce qui me poussait à poursuivre. J’aurais pu stopper, enclencher la marche arrière, retourner à la case départ, à ce feu rouge où avait flotté au vent cette longue chevelure blonde… La case départ... N’était-ce pas là ?
J’avais réussi à gagner malgré
plusieurs dérapages le dernier virage boisé du sentier.
Il était trop tard pour reculer. J’atteignais déjà le dernier virage boisé du sentier. À peine dépassé, un vaste champ colonisé par les hautes herbes et les ronces où se perdait le chemin s’est ouvert devant moi.
À
la sortie du virage, une vive lueur rougeoyante d’où s’échappait un énorme
panache grisâtre parsemé de braises incandescentes éclairait l’horizon. La
bâtisse au lointain flambait. J’avais blêmi et mon pied avait appuyé sur la
pédale de l’accélérateur. L’ornière suivante me fut fatale. La roue s’y
enfonça, bloquant net l’avant du véhicule, l’arrière chassa, je fus incapable
de redresser, la voiture se souleva et en quelques tonneaux se retrouva au
milieu du champ de tournesols qui avaient pour la plupart ployé sous le poids
de l’eau.
J’ai parcouru quelques mètres avant de freiner doucement pour stopper à l’endroit même où autrefois se dressaient les premiers rangs de tournesols. J’ai ouvert la portière.
Par chance, le dernier tonneau
avait laissé la voiture sur ses quatre roues.
J’en étais sorti un peu groggy, plus hagard de voir impuissant l’incendie
dévorer la ferme que des chocs et contusions occasionnés par les culbutes du
véhicule. Sans réfléchir, j’avais regagné le chemin pour courir droit en
direction du brasier ardent en hurlant son prénom.
J’ai posé un pied en dehors du véhicule, je me suis extirpé de la chaleur de l’habitacle et j’ai regardé droit devant. De la bâtisse, il ne restait que quelques vestiges des vieilles pierres qu’on apercevait de temps à autres dans les rares espaces que la végétation avait épargnés. J’ai marché quelques pas dans ce qui semblait être jadis le chemin qui menait à la ferme. Quelques pas seulement. Ce devait être pas là. Là. J’ai cherché du regard à retrouver l’endroit. Comment pourrais-je le retrouver ? Ce n’était pas possib… Je suis resté immobile. Non. Non… Ce n’était pas possible. J’ai senti mon cœur s’arrêter, ma bouche s’assécher, mon souffle se figer. Comment était-ce possible ? Malgré la pluie qui était tombée peu de temps avant, la terre avait tout absorbée, tout… excepté à quelques mètres de mes pieds. Une flaque d’eau s’étendait. Une flaque d’eau, là… précisément là.
La pluie cinglait, je courais droit devant, j’avais à peine parcouru quelques mètres, je heurtai quelques chose et m’affalai de tout mon long. Je me redressai aussitôt tant bien que mal, machinalement je tournai la tête vers la raison de ma chute. Je l’aperçus alors. Etendue, la jupe relevée au dessus de ses hanches, la tête plongée dans une flaque d’eau où ses longs cheveux blonds flottaient. Je me jetai sur elle, relevai son visage. Je n’oublierai jamais son regard vide, jamais. Mes hurlements se perdirent dans le grondement de l’orage qui éclata au même moment.
J’ai parcouru les quelques mètres qui me séparaient de la flaque. Je m’y suis agenouillé au bord, j’ai laissé les larmes venir. L’eau reflétait le branchage d’un arbre mort. Triste coïncidence. Quelques ridules que le vent formait serpentaient à la surface de l’eau. Un semblant de vie. Pourquoi avais-je fait tous ces kilomètres ? J’allais me redresser quand brusquement j’ai cru entendre mon prénom. On m’appelait. Non… pas on. Elle. Elle m’appelait. Devenais-je fou ?
J’ai tendu l’oreille, la voix se faisait plus proche. On aurait dit qu’elle provenait de… non ! Je divaguais. Pourtant je l’entendais. Alors je me suis penché au-dessus de la flaque. Elle m’a renvoyé un visage vieilli que je ne reconnaissais plus. Le temps y avait laissé ses traces. Au moment où j’allais détourner mon regard mon reflet s’est troublé pour se brouiller totalement. Je suis resté un moment suspendu au dessus de l’eau sans vraiment comprendre ce qui arrivait. Quand petit à petit s’est redessiné le reflet, seulement, ce n’était plus moi. Je l’ai vue, elle. Elle était là, au fond de la flaque, elle me regardait, elle m’appelait et tendait sa main vers moi. J’ai tendu ma main vers la sienne pour l’attraper. Nous nous tenions la main comme autrefois. J’ai souri. Je me suis penché plus en avant et j’ai plongé la tête pour l’embrasser.
Ensuite, je ne sais plus. La
seule chose que je sache, ce sont ces mots lus dans les faits divers d’un
quotidien du cru.
« Jeudi 22 mars. Jacques Bredouille et Daniel Lelièvre, deux chasseurs de Goudargues, ont découvert à quelques mètres d’une voiture dont le moteur tournait encore, portière conducteur ouverte, le corps sans vie d’un homme. D’après les premiers constats de gendarmerie, l’homme, encore non identifié, a été retrouvé à genoux, la tête baignant dans une flaque d’eau, la main entièrement enfoncée dans le fond boueux. Aucune marque de violence apparente. L’homme serait mort noyé. Le mystère demeure. L’enquête continue. »
Jean Luc Sauton
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