mercredi 22 octobre 2014

"Mon territoire" à Valréas

Un atelier d'écriture mené avec des adultes de Valréas, dans l'Enclave des Papes - un morceau de Vaucluse en Drôme provençale - à l'initiative du Festival des Nuits de l'Enclave : "mon territoire".

Comment le délimiter, mon territoire ? Comment le décrire ? Pas à pas, mot à mot, phrase après phrase... s'agira-t-il pour mon lecteur de faire avec moi "le tour du propriétaire" ? Ou bien le découvrirai-je en même temps que lui, allant de surprise en surprise ? Comment je le découvre : quels sens parmi les 5 (6?) dont je dispose sont sollicités ? Se dévoile-t-il d'un coup, par touches, par strates ? Partiellement ? Totalement ? Harmonieusement à la manière d'une brume qui se lève, ou rageusement, comme si chaque phrase était un coup de machette qui éclaircirait une jungle où se frayer mon chemin ?

Le territoire peut être réel ou imaginaire (Les Villes invisibles, d'Italo Calvino), avec toutes les nuances intermédiaires.

Il peut être nommable, dicible, à un degré tel qu'il peut être tout entier contenu dans son nom (Son Nom de Venise dans Calcutta désert, Marguerite Duras), mais il est aussi possible qu'il ne puisse être nommé : un "pays où l'on n'arrive jamais" (cf. André Dhôtel). Un pays perdu, peut-être (Eloges, Saint-John Perse). Pour parler de ce territoire, userai-je du passé, du présent, du futur ? Du conditionnel ?

Il y a ce que j'en fais, de ce territoire. Et il y a ce qu'il me fait. L'importance des lieux dans Vies minuscules de Pierre Michon. Le territoire comme "lieu-dit". Il y a la carte et le territoire, dirait Michel Houellebecq.

Question cartographie, on peut aller voir du côté des récits de voyages façon robinsonnades, des îles aux trésors, de ces jungles où l'on ne sait plus, de soi ou du territoire, lequel est le plus étrange(r), le plus exotique (Defoe, Loti, Tournier, Conrad...).

On peut s'aider des directions cardinales données par un Marcel Proust (du côté de Guermantes... du côté de chez Swann...) duquel on peut se demander si sa Recherche du Temps perdu n'est pas d'abord une recherche de l'espace perdu. Et se rappeler les imbrications de l'espace et du temps dans la physique du très petit et du très grand... Ainsi écrire sur le territoire nous oblige-t-il à nous poser la question du temps - des temps (époque, temporalité, rythme...).

On pourra s'aider du géographe Julien Gracq (La Presqu'île, Un Balcon en Forêt, La Forme d'une Ville notamment) - et voir avec lui comment la topographie dévoile - en même temps qu'elle fait naître - une géographie de l'intime : ainsi les notions d'objectivité et de subjectivité seront-elles à appréhender dans tous leurs feuilletages possibles. Maeterlinck, Rodenbach (Bruges la morte), Annie Ernaux (La Place) nous ouvrent leurs territoires intérieurs...

Des maisons : chambres, greniers, tiroirs... Bachelard explore tous ces territoires de notre quotidien avec sa Poétique de l'Espace.

Des villes, aussi : au Paris de Patrick Modiano (La Place de l'Etoile, Les Boulevards de Ceinture...) arpenté rue par rue, répond le Nice de Le Clézio (Mondo) et le Marseille de Jean-Claude Izzo. On peut agrandir l'espace en prenant la route avec Kerouac : une autre échelle de territoire, une autre qualité de déplacement, de vitesse, de mouvement... On peut prendre de la hauteur avec Saint-Exupéry et lire avec lui nos territoires en se penchant du cockpit (Courrier Sud, Vol de Nuit, Pilote de Guerre). Se poser place Saint-Sulpice à Paris, au café de la mairie, avec Georges Pérec et sa Tentative d'Epuisement d'un Lieu parisien : le territoire est délimité par son angle de vision : qu'est-ce qui le traverse, ce "champ" - pour parler comme au cinéma ? Qu'est-ce qui s'y déploie ? Qu'est-ce qui y fait acte de présence ?

Mais il n'y a pas que les présences qui comptent, peut-être : l'absence, le hors-champ ont aussi leur mot à dire sur mon territoire. Relire Paysages avec Figures absentes, de Philippe Jaccottet.



Qui sera le narrateur ? Où va s'originer la parole ? De quelle chair ? Objectivité... subjectivité... Parcourir la gamme. Reprendre L'Année dernière à Marienbad (ou Djinn) d'Alain Robbe-Grillet, les oeuvres de Leslie Kaplan, Journal d'un Corps de Daniel Pennac... Ecrire au "je" ? au "tu" ? au "il" ? au "on" ? à quoi d'autre ? à qui d'autre ?

Quel sera le langage qui naîtra de cet arpentage ? Admirer comme se déploie la spirale du langage des deux protagonistes de Bernard-marie Koltès (Dans la Solitude des Champs de Coton) qui, dans leur guerre de territoires, reviennent sans cesse à ce point fixe qui leur est commun et qui fonde, peut-être, leur relation : "à cette heure et en ce lieu"...

> Laurent Contamin
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